S'il y a bien un danger que tout anti-manager doit garder
à l’esprit dans l’exercice de ses fonctions, c’est la menace de la cohésion
d’équipe. Ce sentiment, qu’en bon anti-manager vous n’avez jamais connu,
constitue au sein d’une équipe une défense non négligeable à vos efforts de
destruction individuelle. A l’inverse, son absence totale est un atout
significatif pour atteindre vos objectifs d’anti-management. Il convient donc
de prendre le temps nécessaire à la prévention systématique de cette gangrène
de vos plans. Quelques conseils clés pour y parvenir :
1- Ôter toute forme de
sociabilisation
Omettez la notion
de pause
La première condition pour créer de la cohésion réside
dans le temps libre que les membres de l’équipe peuvent passer ensemble, à
commencer par les pauses, notoire moment de fort lien social. Il vous
appartient, en tant qu’anti-manager, d’en faire oublier jusqu’à l’existence à
votre équipe. Pour cela et sous couvert d’une charge de travail toujours trop
importante, commencez par donner l’exemple en ne vous accordant aucune pause
apparente, en particulier lors d’un travail de groupe. L’équipe n’osera pas
vous laisser continuer de travailler seul(e) pour prendre une pause. Le
déjeuner ne faisant pas exception, vous aurez soin de commander pour l’équipe
des plateaux de sushi que vous mangerez tous ensemble derrière vos écrans. Si
d’aventure certains suggèrent d’aller manger à l’extérieur, demandez-leur en
les voyant se lever quand le document demandé le matin même et déjà en retard
vous sera remis, ils changeront rapidement d’avis. En désespoir de cause,
accompagnez-les systématiquement et parlez travail, ils opteront rapidement pour
l’option sandwich devant leur ordinateur.
Il va de soi que vous aurez pris soin dans l’organisation
des bureaux de ne pas dédier d’espace aux pauses, mettant la machine à café et
le frigo dans un petit coin exigu à distance audible de votre bureau,
décourageant ainsi tout rassemblement et toute discussion dissidente. En cas de
discussion de plus de 2min, sortez de votre bureau et, sous prétexte de vous
servir le 20ème café de la journée, mêlez-vous à la conversation ou
imposez un sujet lié au projet en cours des personnes concernées, dans la
minute elles seront retournées à leurs postes.
Vous aurez également pris soin d’arrêter de fumer afin de
vilipender ceux qui ne pourront s’empêcher de descendre dans la rue, et de leur
suggérer fortement d’arrêter rapidement.
Bien entendu ayez l’œil sur votre montre à chacune de
leurs pauses et n’hésitez pas à lancer à la cantonade quelques remarques
cinglantes sur le temps « parti en fumée » du fait de l’addiction
navrante de certains membres de l’équipe.
Supprimez toutes
les occasions de rassemblement informel de l’équipe
De la même manière que les pauses sont éliminées, inutile
de multiplier les diners ou les pots avec l’équipe puisqu’il n’y a aucune
raison de célébrer les résultats que leur travail désastreux ne produit pas. Limitez
donc les rassemblements informels à quelques rares déjeuners d’équipe
(optionnels pour ceux qui sont en retard sur leur travail) pour
« célébrer » l’arrivée d’un nouvel arrivant- appliquant la Leçon Nº1-,
au cours desquels vous accaparerez la conversation en parlant soit des projets
en cours et de tout le travail qu’il reste à faire pour atteindre les objectifs,
soit de votre vie privée absolument inintéressante comme les problèmes liés aux
travaux de votre nouvel appartement. Assurez-vous de vous placer au centre de
la table afin de ne pas donner l’occasion aux membres de votre équipe de
partager entre eux leurs états d’âmes. Limitez toujours l’alcool sous couvert
de perte d’efficacité pour le travail de l’après-midi.
Et bien entendu si vous pouvez appâter l’équipe lors du
recrutement avec un potentiel séminaire au ski en cas de réussite des projets
en cours, vous vous assurerez que le succès ne sera jamais à la hauteur et
ferez porter la responsabilité de l’annulation au manque d’efficacité de
certains membres de votre équipe. Ce genre de séminaire de « team
building » est en effet désastreux pour l’ambiance que vous cherchez à
créer.
Instaurez la loi
du silence
Le désir de lien social prenant parfois des formes
insidieuses, sachez que prévenir les rassemblements informels ne suffit pas
puisque le lien peut se créer en travaillant ensemble. Là encore un bon anti-manager
doit savoir prendre ce risque en compte dans l’organisation des bureaux et des
projets : tout d’abord il est clair qu’un open space toutes portes
ouvertes donnant sur votre bureau s’impose, limitant les conversations privées
ou les tentatives de détendre l’atmosphère par des plaisanteries. Pour éviter
les messes basses ou les communications non-verbales, placez tous les bureaux
collés aux murs, afin que chacun fasse face au mur, et assurez une distance
d’au moins 2m entre chaque individu. Cela vous permettra également de pouvoir à
tout instant contrôler les écrans. Traversez l’ensemble des bureaux de manière
régulière, sous couvert par exemple d’imprimer un document, et prenez le temps
de jeter un œil sur l’écran de chacun. Installez-vous régulièrement dans l’open
space pour « travailler avec eux ». De même, lorsqu’un travail
doit se faire en groupe dans la salle de réunion, assurez-vous de faire partie
du groupe ou de venir régulièrement contrôler la production pour limiter toute
tentative de discussion hors-sujet.
Et prenez soin d’insister lors des points d’équipe sur le
souci de confidentialité absolue des différents projets justifiant une
communication minimale entre les différentes personnes (voir Leçon Nº3). Enfin,
pour éviter toute communication écrite, faites largement savoir que vous avez
accès à leurs emails et historiques de navigation et exigez d’eux qu’ils
signent la charte informatique interdisant l’accès aux mails perso et aux
réseaux sociaux sur leur ordi.
Vous aurez ainsi un bon terreau pour instrumentaliser
leurs relations sociales.
2- Créer un climat de méfiance
Limiter les occasions de cohésion ne suffit pas pour la
prévenir durablement, le naturel humain amenant les êtres faibles à s’attacher
stupidement à son prochain. Il vous incombe donc en votre qualité d’anti-manager
de briser ces potentiels attachements en semant le doute sur les capacités ou
les intentions des uns et des autres.
Faites circuler des
rumeurs négatives
Pour cela il s’agit tout d’abord de connaitre un maximum
d’informations sur les états d’âmes des membres de votre équipe. Vos qualités
naturelles d’anti-manager vous ayant gratifié d’un détecteur fiable des
faiblesses et des défauts de chacun, il vous sera facile d’extrapoler certains
comportements et de lancer des rumeurs- de la manière la plus insidieuse et
innocente possible, et toujours sous le sceau du secret- sur la situation de
l’un ou de l’autre vous permettant de justifier sa faiblesse au sujet de
laquelle vous ne cacherez pas vos préoccupations « je suis très inquiète
au sujet de X, en ce moment sa performance est en chute libre ». Cela peut
être d’ordre médical « il est dépressif », « elle est bipolaire »,
familial « il ne supporte pas la grossesse de sa femme », « son
fils ne va pas bien », financier « il a de gros problèmes
d’argent » etc. Ces confidences augmenteront la confiance en vous de ceux
qui les recevront et limiteront les réactions de solidarité lors de vos
reproches envers ces gens-là, pour lesquels vous pourrez d’ailleurs feindre un
ton de pitié. Expliquez de même tout congé maladie suspect – les supposés
« burn-out », invention d’une stupidité effarante- par une
explication rationelle de votre choix « elle est enceinte »,
« il a un problème personnel à régler», qui justifieront d’autant mieux le
départ prochain de ces personnes, à ce stade-là vous savez qu’elles ne vont pas
tarder à tomber.
Encouragez la
calomnie
Bien entendu vous chercherez en lancant ces rumeurs à
obtenir du reste de l’équipe des confidences les uns sur les autres que vous
pourrez modifier à loisir. Usez donc pour augmenter la confiance du « X
m’a dit que Y était très difficile à gérer en ce moment, tu en penses
quoi ? ». Vous serez surpris de ce que votre autorité et la peur de
déplaire peuvent produire comme résultats. Si vous savez bien les interroger-en
faisant sentir à l’interrogé que vous cherchez un coupable et que s’il ne vous
en livre pas un ce sera lui par défaut, vous obtiendrez d’eux toutes les
informations qu’il faut. Pour cela soyez abrupt(e) et agressif dans vos
questionnements, et plaignez-vous immédiatement du problème et des conséquences
graves que cela pourrait entrainer. Ou au contraire soyez caressant et
encourageant, et livrez vos fausses confidences comme si vous vous libériez d’un
grand poids. Dans tous les cas déformez ensuite les propos recueillis pour
lancer de nouvelles rumeurs sur les personnes concernées : « X n’en
peut vraiment plus de devoir repasser derrière toi qui ne fait pas ton travail»,
«Y me dit qu’il se sent nul par rapport à toi»,», « Il m’a dit qu’il
n’était pas prêt à faire les efforts que son poste demande, ca va être
difficile pour lui de progresser dans ce contexte » etc. N’épargnez rien
qui puisse nuire à leur image auprès des autres membres de l’équipe ou à la
cohésion de l’ensemble.
Accablez les
anciens
La cohésion peut hélas dépasser les limites humaines de l’équipe
en poste. Les anciens pourraient être une autre menace de maintien d’un lien
social. Pour assurer l’absence totale de contact avec ceux qui sont partis- qui
pourraient devenir dangereusement subversifs- un bon anti-manager doit absolument
salir leur image et insinuer le doute quant à ce qu’ils étaient vraiment. La
raison de leur départ doit donc être entièrement imputée à un manque extrême de
capacités ou à une réelle volonté de nuisance contre l’équipe toute
entière. Accusez- les de tous les défauts du monde, démontrez leur malhonnêteté
supposée « il a fait de fausses notes de frais », « il a menti
sur ses activités réelles», « il a passé des commandes sans mon
accord », « il a volé des codes critiques », moquez-vous d’eux
de manière aussi récurrente que cruelle « oh là là, tu te souviens quand X
était là ? Elle ne savait pas s’habiller, c’était
affligeant ! De toute façon elle n’était bonne à rien, heureusement
qu’elle est partie» et n’hésitez pas à dramatiser les conditions de leur départ
afin de noircir encore leur image « il a voulu me frapper »,
« il a fait un scandale dans le cabinet d’avocat, ils ont dû le sortir de
force ». Posez-vous à chaque fois en victime afin que votre équipe n’ait
d’autre choix que de vous croire et vous soutenir, laissant les anciens au
pilori auquel vous les avez assignés.
3- Faire naitre des divisions
Au-delà de semer le trouble et de limiter les liens
sociaux, l’anti-management recommande de créer de réelles jalousies au sein de
l’équipe, éradiquant de manière plus durable le risque de cohésion. Quelques
conseils pour y parvenir :
Créez des tensions
internes
Dans la logique des méthodes précédemment décrite, allez
un cran plus loin en lançant cette fois-ci des rumeurs visant à générer des
sentiments négatifs à l’égard de certains membres de l’équipe, en jouant sur la
méfiance ou la culpabilité selon les personnes, « Hier, X s’est mise à
pleurer, elle n’en peut plus de toi et de ton travail mal fait », « Tu sais, vous n’êtes pas tendre entre
vous, je ne vais pas te répéter ce que X m’a dit sur toi mais sincèrement il y
a des personnes qui sont peu solidaires dans cette équipe ». Ajoutez à
cela des comparaisons dépréciatives de votre propre jugement, toujours de
manière injustifiée et non constructive, comme «je ne comprends pas, X a
deux ans de moins que toi mais elle fait cela bien mieux », « Y écrit
beaucoup mieux anglais que toi », « hier, Z est resté jusqu’à 2h du
matin, on a donc terminé le projet après ton départ », et vous aurez
encore entamé un peu plus la prétendue solidarité qui pourrait régner au sein
de votre équipe.
Soyez absolument
partial
Pour achever le processus de destruction du tissu social
en gestation et générer de véritables jalousies, un bon anti-manager doit
s’attacher à mettre en place de manière systématique des traitements différenciés
répondant à des logiques incohérentes. Vous devez pour cela brouiller les
règles de succès ou d’échec, c’est-à-dire qu’un même comportement vous fera
hurler chez quelqu’un et sourire avec indulgence chez son voisin- si possible
sous les yeux de tous afin de rendre plus criante l’injustice. De même un
travail de qualité égale sera selon la personne qui le rend parfois déchiré
rageusement, parfois rendu avec un sourire encourageant et quelques petits conseils
d’améliorations, là encore sans règles apparentes, agissez à l’instinct et vous
serez certain du résultat. Les meilleurs anti-managers recommandent également
de faire régulièrement payer toute l’équipe pour l’erreur d’une personne, en
les forçant à annuler leur week-end par exemple : ressentiment immédiat
garanti. Les bonus, grand moment de compétition interne, seront toujours une
excellente occasion de générer des frustrations et comparaisons négatives, en vous
efforçant d’« oublier » les efforts intense d’un de vos
collaborateurs pour récompenser grassement son binôme sur le projet. Vous prendrez
soin d’omettre soigneusement toute évaluation de performance écrite et de ne
fixer aucun objectif par écrit, ou alors assez vague pour être le sujet servile
de votre interprétation en fin d’année. Enfin, lors de la répartition des
projets « convoités », veillez à ne tenir aucun compte des mérites ou
des efforts des différents membres de l’équipe, mais choisissez sur le moment
ceux qui ont fait montre du plus haut degré d’obéissance ou qui sont
fraichement arrivés. Ne vous gênez surtout pas pour changer d’avis à la
dernière minute et évincer du projet de manière totalement arbitraire une
personne pour la remplacer par une autre, ce qui aura le mérite de la faire
écumer de rage. Favorisez une personne que vous jugez plus vulnérable que les
autres, vous aurez de fortes chances de la faire craquer par ce simple geste.
Ayez en permanence
un chouchou et un bouc émissaire
Pour porter le coup de grâce aux tentatives de cohésion
de votre équipe et accentuer les tensions internes, rien n’est plus efficace en
anti-management que d’avoir un chouchou et un bouc émissaire. Et d’agir de
manière ouvertement biaisée à leur égard, en négatif ou en positif. Le ou la
chouchou- autant que possible un nouveau venu pour faire écho à la Leçon Nº1-
aura droit à tous les traitements apparents de faveur de votre part,
invitations au restaurant, projets intéressants, éloges publiques quant à la
qualité de son travail et de son potentiel. Portez le aux nues de manière écœurante,
mentionnez même que vous vous « reconnaissez en lui/elle ». Cependant
vous prendrez soin de vous assurer de son dévouement total avant de lui
attribuer cette fonction-qui n’a vocation qu`à démotiver le reste de l’équipe
et non à l’encourager lui, sinon à se sentir supérieur pour mieux tomber plus
tard. Le fait de choisir une personne du sexe opposée et plutôt attirante ne
fera qu’attiser la haine envers lui/elle.
A l’inverse, votre bouc émissaire aura droit à un langage
verbal et un comportement de votre part que vous auriez face à un ordinateur en
panne soudaine, à un chien fouillant dans vos poubelles ou encore à une colonie
de blattes. N’épargnez donc pas vos efforts pour l’accabler, lui hurler dessus
et lui enlever la moindre possibilité de succès. Même en son absence, il doit
être tenu pour responsable de vos principaux maux. Tout ce qui peut lui nuire
est bon. Là encore, aucune logique ne doit être déchiffrable quant à vos
critères de sélection. Et il est bien entendu que si ces deux rôles doivent
être en permanence remplis, ils ne doivent rester attachés à la même personne
que tant que cela sert vos objectifs. Si un élan de solidarité semble amener
l’équipe à vouloir soutenir le bouc ou s’allier contre le favori, rebattez les
cartes et assignez le rôle de favori à l’élément fédérateur, il changera vite d’avis…
Ces quelques principes supplémentaires mis en
application, les membres de votre équipe n’auront plus ni protection interne
(voir Leçon Nº4) ni appui externe. Ayant à ce point déjà franchi l’étape
d’amorçage avec le départ plus que probable d’un de vos boucs émissaires, le
processus de destruction systématique de l’équipe n’aura plus qu’à suivre son
cours et vos directions.
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